Qu'est ce que c'est ?
Extrait de l'article "Recueillir les noms de la côte", par Per
Pondaven et Yann Riou, paru dans le numéro 76 du "Chasse-Marée"
L'homme
a toujours ressenti le besoin de nommer les êtres et les choses qui
peuplent son environnement. Il entretient ainsi avec son univers quotidien
de véritables relations affectives marquant son attachement, mais
aussi son hostilité éventuelle. Jamais innocente, la dénomination
est indissociable de son inventeur. La meilleure preuve, par l'absurde,
de cette vérité est la froideur de ces néologismes
toponymiques créés de toute pièce par une administration
ou un promoteur en mal d'imagination. Ces noms-là sont artificiels,
parce qu'il ne sont le reflet d'aucune activité humaine antérieure.
Ils n'ont pas de racines.
Concernant
la microtoponymie nautique de la région qui nous intéresse,
la nature variée et accidentée de la côte, ainsi que
la forte densité de population, ont inspiré une quantité
considérable de noms. Les raisons qui font naître tel nom
plutôt que tel autre sont objectives et multiples, faisant intervenir
des critères variés dont les principaux sont d'ordre socio-économiques
et géographiques.
L'environnement
naturel de la population est à considérer avant tout comme
un espace de travail. C'est donc la nécessité d'organiser
cet espace qui crée le besoin d'une dénomination précise.
Et comme les activités sont différentes selon qu'elles s'exercent
sur l'estran ou sur l'eau, on aura soin de distinguer ces deux zones ou
les repères ne sont pas les mêmes. Celle de la mer, relativement
étendue, où évoluent des pêcheurs, borneurs
ou goémoniers. Et celle, plus resteinte, de la grève, où
le travail, quel qu'il soit, s'effectue à pied.
De ce
partage du territoire il découle forcément que les marins
ont une perception plus large de l'espace que les bassiers. En mer, la
première raison qui conduit à nommer les éléments
du paysage est la nécessité de se repèrer : roches
émergées et autres points fixes de l'environnement sont autant
de repères qui permettent de se situer dans l'espace ou de prendre
un alignement servant à emprunter une passe.
La deuxième
motivation de dénominations est d'ordre économique et liée
à la pêche : un endroit rentable pour les lignes ou les casiers
doit être individualisé - c'est à dire nommé
- et repérable par des marques précises. Même les jeunes
pêcheurs d'aujourd'hui, armés d'électronique, sont
bien obligés de personnaliser les sites qu'ils fréquentent,
ne serait-ce que par un simple numéro ou une coordonnée géographique.
Enfin,
qu'on y prenne peine ou plaisir, le lieu de travail est aussi un espace
ayant pu servir de cadres à des événement singuliers.
Plusieurs noms de lieux évoquent ainsi le souvenir de faits cocasses
ou dramatiques qui peuvent aller de la simple anecdote familiale jusqu'au
plus haut fait historique ou légendaire. C'est le cas par exemple,
de Barz Lipari, au Nord-Ouest de la pointe de Corsen (Beg Korzenn),
nom qui évoque le naufrage du navire Lipari en 1923, ou bien encore
des Porz Paol qui rappellent sans doute le passage de Saint Pol
Aurélien au VIème siècle !
Mais
l'activité la plus productive sur le plan toponimique semble bien
être celle qui est liée au travail du goémon ; une
tendance que l'on peut d'ailleurs observer sur presque toute la côte
du Nord Finistère. Comment imaginer en effet que cette nombreuse
population vivant de la récolte des algues ait pu travailler sur
le littoral sans en nommer les roches, basses, criques et autres pointes
?
Dans
l'Arvor, l'activité goémonière est aussi importante
qu'ancienne. Selon une enquête sur la mendicité réalisée
en 1774 à la demande de Monseigneur de la Marche, dernier Evêque-Comte
de Léon, et fondée sur les témoignages de tous les
recteurs des paroisses du Léon, le goémon est la principale
ressource des familles dont un grand nombre sont dans la misère.
A cette époque, la récolte du goémon était
surtout, pour les populations littorales les plus démunies, le moyen
de ne pas mourir de faim.
Plus
tard , cette activité tendra à se professionnaliser, suite
à la découverte de l'iode en 1813, par le chimiste Bernard
Courtois, et à l'implantation d'usines d'iode sur tout le littoral
léonard : au Conquet en 1829, à Porsall en 1857, à
l'Aber-Wrach en 1870. Cette nouvelle industrie nécessite une main
d'oeuvre considérable, puisque pour faire un seul kilo d'iode il
faut une tonne de soude obtenue à partir de cinq tonnes d'algues
sèches, sois vingt-cinq tonnes d'algues mouillées. C'est
ainsi qu'entre 1850 et 1950, la quasi-totalité de la population
littorale de cette région va se consécrer, au moins occasionnellement,
à la récolte du goémon. Pour les besoins de l'industrie
d'abord, mais aussi pour ses propres besoins (amendement des sols, chauffage).
Beaucoup
de noms de lieux sur la côte sont donc liés à une tradition
goémonière qui, en certains endroits, peut s'avérer
fort ancienne. Dans son ouvrage "Les goémoniers", Pierre
Arzel affirme : "La plupart des roches qui parsèment les
abords de la côte et des îles ont un nom qui évoque
très précisément leurs caractéristiques. Connaissance
issue d'une pratique quotidienne et confirmée à chaque génération.
Néanmoins,
certains noms sont plus récents. Il s'agit généralement
de toponymesliés à des noms ou des surnoms de personnes que
l'on peut encore aujourd'hui parfaitement identifier. En voici quelques
exemples : Baz Mari Ar C'habiten, roche portant le surnom d'une
dame Kerros née à Lampaul-Plouarzel en 1849 ; Karreg Saig
Ar C'hellen, nom de roche associée à François
Toquin né au Hellen en 1843 ; Karreg Mari Piti, d'après
le surnom d'une femme de Kroas-Dibenn en Ploudalmézeau ; Karreg
ar Moko, qui vient du surnom d'un goémonier de Landéda
qui avait vécu à Toulon.
La toponymie
n'est donc pas une matière figée. Elle est au contraire bien
vivante et s'est adaptée au cours des siècles aux nouveaux
besoins des usagers. Au fil du temps, certains noms tombent dans l'oubli,
d'autres sont modifiés, d'autres encore font leur apparition. Ce
phénomène n'est d'ailleurs pas spécifique de la toponymie
nautique. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les noms de parcelles
figurant sur les anciens cadastres des années 1840 avec ceux qu'utilisent
aujourd'hui les cultivateurs. Parfois même des actes notariaux antérieurs
aux premiers cadastres mettent à jour des noms très différents
de ceux du cadastre.
Qu'elle
soit liée au goémon, à la pêche ou au bornage,
l'activité économique a donc amené les autochtones
à créer et à développer une toponymie singulière.
Mais cette toponymie nautique reste presque toujours officieuse. Transmise
oralement - et par conséquent vulnérable dès que l'usage
s'en perd -, elle ne correspond que très partiellement à
la réalité des cartes marines officielles.
Dernière modification effectuée le 3/1/1999