La Population maritime de Lampaul
vers la fin du XIXème siècle
 

 Lampaul-Plouarzel, on le sait, ou du moins on s'en doute, possède, de par sa situation géographique, une longue tradition maritime. La plus ancienne mention que l'on connaisse concernant une activité liée à la mer, est le débarquement à Port-Paul en 1407 de fûts de vin transportés par une escaffe au nom caractéristique de Notre-Dame de Tressien 1 . De nombreuses archives confirment par la suite un engagement important des Lampaulais dans le bornage et le cabotage français  2.

 Je me suis intéressé, de façon plus précise, aux marins de notre commune, plusieurs années après le décret impérial du 24 août 1859 qui marque le début de la construction du port de commerce de Brest. Ce décret aura d'heureuses répercussions sur le bornage 3 , puisque Lampaul, voisine des belles carrières de l'Aber-Ildut, possède des dunes immenses dont le sable est réclamé par les entrepreneurs brestois.

 Plus généralement, j'ai voulu savoir quelles étaient les activités maritimes à l'époque ; qui étaient nos marins , et où habitaient-ils ?

 J'ai essayé de brosser un portrait du monde maritime lampaulais, à l'aide, notamment, des recensements de 1886 et 1891. Ces deux recensements sont, par ailleurs, très intéressants au niveau démographique : en effet, entre 1886 et 1891, la population de Lampaul est passée de 820 à 904 habitants, soit une augmentation de plus de 10 %. A titre de comparaison, la population finistérienne a augmenté d'à peine 3 % sur la même période.
 

Une population aisée...

 En 1871, Thomassin 4  note en parlant des marins Lampaulais : "tous ces hommes sont dans l'aisance, et chacun d'eux a son champ et ses bestiaux." Cette remarque rencontre la désapprobation des Lampaulais de l'arvor, qui, pour la plupart, estiment avoir vécu modestement du fruit de leur labeur. Les anciens Lampaulais du menez, eux, se souviennent de voir des familles de cultivateurs louer une ferme pour le marhad nao bloaz (contrat de 9 ans), payer péniblement le loyer puis quitter leur terre d'accueil sans s'être enrichies, en quête d'un autre fermage. La condition de ces paysans itinérants était à leur yeux moins enviable que celle des arvoriz 5 qui, très souvent, étaient propriétaires de leurs maisons. Cet aspect important de "l'aisance" eut pour conséquence une très grande stabilité de la population littorale.
 
 
 

Des gabariers 6

 Le recensement de population de 1886 est très précieux quant au sujet qui nous intéresse, puisque c'est le seul des recensements que nous connaissions qui soit précis quant à la profession des Lampaulais. Au lieu de mentionner platement "marin", il fait en particulier la distinction entre pêcheur et gabarier 7 . En parcourant les pages de ce recensement, hameau par hameau, on est frappé par la très forte concentration de gabariers près du port de Pors-Scaff, au détriment de celui de Pors-Paul (cf. doc). Lampaul apparaît ainsi coupé en deux : les gabariers au nord de la croix appelée Kroaz-hir et "les autres" au sud.

 De fait, beaucoup de Lampaulais ont toujours actuellement conscience de cette cassure qui se ressent dans les caractères et mentalités. Une croyance probablement ancienne confirme ce sentiment des gens de Pors-Scaff d'appartenir à une coterie particulière : elle affirme en effet que lorsque quelqu'un décède du côté nord de la croix, deux autres du même côté suivront ! Cette croyance populaire bien ancrée dans les mémoires a, paraît-il, été maintes fois vérifiée.

 Quelles raisons peuvent expliquer une telle répartition des gabariers ? Cette concentration des gabariers au nord de la commune paraît aussi impressionnante qu'inexplicable. La famille Podeur, par exemple, solidement implantée à Perros en 1886, compte 3 patrons-gabariers parmi les 24 gabariers recensés sur la commune. Cette ancienne famille de riches marins lampaulais est pourtant originaire de Keryevel. Par ailleurs, beaucoup des gabariers actuels rencontrés, vantent les qualités du port de Pors-Paul. Dans l'optique d'une desserte de Brest, un départ de Pors-Paul permettait en effet, à l'époque de la navigation à voile, de passer Le Conquet, avant la renverse des courants. Les concurrents venant de Pors-Scaff perdaient immanquablement une marée, s'ils se présentaient devant Le Conquet avec le début du flot. L'avantage actuel de Pors-Scaff sur Pors-Paul est d'être un port en eau profonde et donc accessible à n'importe quelle heure de la marée. Cette qualité est récente puisque ce sont les gabariers eux-mêmes qui ont, vers 1930, commencé à creuser l'entrée de l'Aber-Ildut après l'apparition des bennes. Notons cependant que le fait d'habiter Perros ou Pelléoc n'empêchait absolument pas d'avoir un corps-mort à Pors-Paul... Il est probable que cette concentration de gabariers sur le nord de Lampaul soit le fruit d'héritages successifs ayant une longue histoire. En 1724, sur les 12 barques 8  que comptait la paroisse, 11 étaient basées à Pors-Scaff  9 !!!

 L'attestation à Lampaul du patronyme des gabariers est plus ou moins récente. On assiste à ce niveau à un renouvellement constant au fil des siècles. Qui a gardé le souvenir des noms Kerboul, Quermorgant ou Brenterc'h associés au cabotage lampaulais ? Les hommes portant ces noms étaient pourtant de considérables maîtres de barque au XVIIème siècle. Quelques noms par contre se sont transmis jusqu'à notre époque.

 Les Podeur, par exemple, incarnent un enracinement plus que séculaire dans le bornage-cabotage. Ils sont les héritiers de maîtres de barques du XVIIIème siècle. Héritiers d'une tradition certainement, héritiers d'un important patrimoine également : en 1825 ils sont, avec les Appéré et les Lamour, les seuls à posséder les gabares qu'ils commandent. En 1891, ils sont à la tête d'une flottille familiale composée de 3 sloops. Une rapide étude de leur généalogie montre que leurs alliances ne doivent rien au hasard. Les frères Hervé et Jacques Podeur épousent Marie-Yvonne et Isabelle Cornen, filles de gabarier et petites-filles d'un maître de barque installé à Kerguestan en Plouarzel, bien que Lampaulais d'origine. Leurs enfants se marient avec des personnes issues de familles solidement implantées dans le milieu gabarier 10  : Eliès, Raguénès... et Podeur, puisque Yves Podeur, patron de "l'Armande et Marie", épouse Anne Podeur, sa cousine germaine.

 Les Eliès, installés à Lampaul vers 1820, ont connu, en trois générations, une remarquable ascension. Le grand-père Bernard Eliès, natif de Brélès, épouse Anne Petton, fille de gabarier et soeur de patrons-gabariers. On le retrouve en 1826 à la barre de la gabare "l'Angélina". Son fils sera également patron-gabarier ainsi que ses petits-enfants. Cette famille ambitieuse possède trois sloops en 1890 dont un armé au cabotage. Bernard Eliès, qui en est propriétaire, doit laisser le commandement à un capitaine pour avoir le droit de se livrer à cette activité. Son fils aîné Louis, qui est embarqué comme novice en 1891, obtiendra quelques années plus tard le titre de capitaine au cabotage, et prendra alors la barre du "Saint-Pierre", beau dundee de 61,34 tonneaux construit en 1896 pour les frères François, Bernard et Emile Eliès. Les Eliès sont des marins particulièrement actifs au sein du bornage et du cabotage lampaulais, et ils le resteront encore plus d'un demi-siècle.

 Les Le Lann s'installent à Lampaul dans les années 1830 - 1840. Cette famille de tisserands, venue de Ploudalmézeau via Plouarzel, va rapidement se tourner vers le bornage. En 1891, Jean-René Le Lann, connu à Lampaul sous le nom breton de Yann al Lannig 11, commande le "François-Marie", un sloop dont il est propriétaire avec son beau-frère Jean-Pierre Allançon de Coat-Lezeviri en Plouarzel. Son frère, Yves-Marie, est patron-propriétaire du sloop "les Deux Frères" qui naufrage en septembre 1891 à la pointe du Beg-ar-Vir. La perte de cette gabare est le prélude d'une série de coups du sort pour le clan Le Lann :
- En 1898, René Le Lann, frère de Jean-René et de Yves-Marie, disparaît en mer alors qu'il était embarqué comme matelot sur le sloop "Petite Marie". "(...) tombé à la mer le 13 mars 1898 à 7 heures du matin dans le goulet de Brest (...) le patron et l'autre matelot le virent un moment entre deux eaux sans pouvoir lui porter secours, puis couler à pic (...). Le bateau croise une heure et demie sur le lieu de l'accident sans retrouver son corps." La scène se déroule sous le regard impuissant d'un des frères Le Lann et du patron Jouran.
- Un autre drame attendait la famille Le Lann, quelques années plus tard. En 1904, Yves-Marie Le Lann est patron du dundee "Moïse". Accompagné de son fils Jean-Marie et de son neveu Pierre, il travaille pour Léon Gardet d'Ouessant. Le 14 juin 1904, le "Moïse" fait naufrage près de Ouessant, dans le passage de la Jument, sur les roches de la Grande Fourche. La catastrophe est totale : tout l'équipage périt à cette occasion. Les corps retrouvés à Ouessant sont enterrés à Lampaul-Plouarzel les 17 et 18 juin suivants. Ce naufrage rappelle, si besoin est, que les gabariers, évoluant sur une mer parsemée d'écueils et soumise à de violents courants, exercent un métier particulièrement dangereux. Les Le Lann sont heureusement suffisamment nombreux, pour que ces drames qui touchent des porteurs du nom, ne les fassent pas disparaître totalement. D'autres Le Lann seront présents au siècle suivant pour participer à l'aventure du bornage lampaulais.

 L'étude systématique des familles dépasse le cadre de cet article. Les Lamour, Jouran et autres Le Berre, mériteraient pourtant que l'on s'intéresse de plus près à leurs liens avec la tradition gabarière lampaulaise. On notera que, en 1886, les Allançon, Kérébel, Kerros ou Quéméneur ne sont pas encore embarqués à bord des gabares.
 
 

Des pêcheurs polyvalents

 La répartition des pêcheurs sur la commune (cf. doc), si elle montre une forte concentration autour de Pors-Paul - essentiellement à Keryevel et Lampaul-Coz - n'est en revanche pas exclusive. De nombreux pêcheurs sont en effet installés à Pors-Scaff. Les parentés existant entre eux constituent un important trait d'union entre les deux extrémités de la commune. L'homogénéité de cette communauté répartie sur toute la paroisse a certainement contribué à cimenter la notion d'identité lampaulaise. Aurait-on revendiqué avec autant de fierté l'appartenance à Lampaul 12  si la cassure due à la concentration des gabariers au nord n'avait été compensée par cette passerelle entre les deux ports ?

 La pêche, qui connaît un fort développement à la fin du XIXème siècle, s'articule autour de deux principaux axes : les crustacés à la belle saison (crabes, homards et langoustes) et le poisson en hiver (bars et mulets). Ces poissons qui se conservent très bien sont demandés par la clientèle citadine. Nos pêcheurs s'organisent et mettent en place un type de pêche communautaire : la pêche à la seine 13 . Les hommes regroupés en escouades parcourent la côte jusqu'aux Blancs-Sablons, voire jusqu'à Plougonvelin. Quelques hommes à l'oeil exercé les suivent depuis la terre et repèrent le banc de poissons du haut des falaises. Après échanges de signaux, le chef d'escouade ordonne l'encerclement du banc à l'aide d'un grand filet creux, la seine, qui est ramenée à terre. Lors des "gros coups", l'escouade est épaulée par la population locale, nombreuse, qui accourt de jour comme de nuit pour tirer les funes sur le sable. Les femmes de pêcheurs, vite averties, arrivent en renfort avec plusieurs charrettes, et transportent dès que possible le précieux chargement jusqu'à la gare de Brest, d'où il prendra la direction de Paris.

 Au sein des familles ayant pratiqué cette activité exigeant une grande cohésion et une organisation rigoureuse, on relève quelques surnoms révélateurs : Yann ar Mestr, ar C'habiten Koz, ar C'hartie, Iv an Ofiseur, Ar C'hartie Mestr Koz, Ar C'hartie Mestr Vian... Il est probable que ces appellations suggérant une hiérarchie trouvent leur origine dans les escouades. Cette hypothèse est d'autant plus crédible que ces surnoms se retrouvent dans les familles justifiant d'une longue tradition de pêche : les Jézéquel, les Guéna et surtout les Kerros.

 Lorsque la famille Kerros quitte Ploudalmézeau (Porsall) pour s'installer à Lampaul vers 1820, elle rencontre une population maritime exclusivement investie dans le bornage et le cabotage. En 1835, le seul bateau armant à la pêche au poisson frais est la "Sainte-Marguerite", 2 tonneaux de jauge, propriété de Stéphan-Marie Kerros 14 . Ce dernier, meunier-paysan-pêcheur, est embarqué comme son fils Yves-Marie, sous les ordres de son fils aîné François-Marie. La même année, il fait construire un bateau identique à l'Aber-Ildut, "les Deux Soeurs", en remplacement de la "Sainte-Marguerite" qui accuse le poids des années. Les Kerros seront rejoints par des cousins du même nom et par les Guéna, famille de pêcheurs de Landunvez, avec lesquels ils feront de nombreuses alliances. Ce sang neuf sur la commune est particulièrement fécond (cf. tableau  ). En 1886, sur les 42 pêcheurs que compte Lampaul, 9 portent le nom de Guéna ou de Kerros. Cinq années plus tard, sur les 137 inscrits-maritimes lampaulais, 14 sont des Kerros, soit plus de 10 % !

 Nous avons eu la chance de rencontrer Mr Euphrase Kerros, petit-fils de Jérôme-Marie Kerros embarqué sur la Marie-Claudine en 1891, dont le témoignage précis 15  permet d'imaginer ce qu'était la vie d'un pêcheur lampaulais vers 1920. Il est fort probable qu'elle ne devait guère différer de celle de 1890...

 On trouvera ci-dessous le déroulement d'une année type pour le pêcheur lampaulais vers 1920. Ce calendrier, élaboré avec Mr Kerros, permettra de mieux apprécier la polyvalence du pêcheur qui se mue régulièrement en goémonier 16  :

" Fin novembre :
On commence à préparer les casiers pour la saison suivante. On va chercher l'osier (aojil) et du saule (haleg). On utilise plus de saule que d'osier d'ailleurs. A l'époque, on ne trouvait pas de saules comme partout aujourd'hui. Le peu qu'il y avait sur la côte était raflé avant nous par les Molénais car ils payaient plus cher et réservaient d'une année à l'autre. Il fallait donc pour nous aller le chercher plus loin dans les terres. Décembre-janvier-février
On fait les casiers, assez rapidement d'ailleurs, il ne faut pas trop laisser sécher le saule pour le travailler. Les branches de saules sont utilisées directement, avec l'écorce. Mais en fin de saison les casiers étaient tout blancs à force de frotter sur le fond.

On fait le goémon de rive (bizin torr) qui s'amoncelle un peu partout en grande quantité (groun). Quand on pouvait, on allait le ramasser aux îles. (Toull ar Ginidenn, Penn ar Viliog, ... à Béniguet). C'était plus facile pour le décharger après, directement du bateau dans la charrette. Autrement, à la côte ici (Porz Uhel, Porz Ledan...), il fallait utiliser la civière (ar hravaz) et c'était plus pénible.

Mars
On s'occupe aussi des travaux de la terre. Mon père avait un petit jardin de légumes. Il faut aussi amender la terre avec du goémon vert qu'on amène directement de la grève au champ.

On recommence la pêche. On met à l'eau une vingtaine de casiers, soit 10 couples. Ce sont les vieux casiers qui sont sortis à ce moment-là, par crainte de perdre les casiers neufs avec un coup de mauvais temps. Mais on ne s'éloigne pas trop, on reste sur la côte (Baz Forc'h, Gweltog, Kostez Ribl ar Had, Beg Aogoun...).

On fait aussi le tali qu'on coupe avec une longue faucille (ar falz-hir ; les pigouillés disent gillotin pour le même outil). On ne sort pas trop loin non plus ; avec une grande marée on va jusqu'à Baz Forc'h. Un moment,  mon  père a eu 2 annexes : il avait conservé l'annexe de la "Jolie Brise" et avait en même temps, pendant 3 ou 4 années, l'annexe du nouveau bateau. Chacun partait donc seul à la godille pour ramasser le tali ; le bateau restant au port. Mon père, qui à l'époque avait 46 ans, avait l'habitude pour le tali : il était imbattable. Par contre, pour le goémon de rive, avec le krog-hir, là je le battais.

Mars était donc un mois où on était mixte : pêche et goémon.

Avril
En avril, bien sûr, c'était le bizin-ebrel : tout le goémon qui vient à la côte. On va le chercher aussi dès la mi-avril. On se consacre exclusivement à la pêche, pêche à bloc, dimanches compris.

Mi avril, mai, juin, juillet
On pêche le homard essentiellement, un peu de crabes et de langoustes.

Août
On sort tout le matériel pendant une quinzaine de jours : on fait sécher bouées, orins et liège. Une fois bien secs, on les tanne en même temps que les voiles. On s'arrange pour reprendre avant la morte-eau afin de pouvoir aller pêcher n'importe où. Quand il y a trop de courant, on se rapproche alors de la côte.

Septembre-octobre, mi-novembre
On pêche la langouste essentiellement, avec des casiers différents des autres : le broc (ar brog) est plus grand que celui du casier pour le homard. Les membrures (ar peuliou) sont plus espacées que pour les casiers à vieilles. Le fond (ar fons) est plat, alors que pour la vieille, il est rond. Mais pour la langouste, il faut aller plus loin, dans des endroits plus profonds, du côté de Ouessant en général.

Mi-novembre
Tous les casiers sont rentrés. La saison est terminée.

NOTE
Mon père a fait la pêche aux filets l'hiver. Mon premier hiver (1924/1925), j'ai fait la raie avec lui. Mais tous les filets ont été perdus dans un coup de mauvais temps. Mon père a alors préféré faire la soude qui marchait mieux à l'époque.   "
 
 

Mi-pêcheur, mi-paysan

 L'arvoriz non gabarier est donc mi-paysan, mi-marin. Pour certains, plus marin que paysan, pour d'autre l'inverse, à tel point que l'administration maritime -omniprésente sur le littoral à l'époque- doit parfois rappeler aux propriétaires de bateaux qu'une embarcation est faite pour naviguer. On relèvera les remarques adressées aux patrons des "Etoile des Mers", "La Joséphine" et "Y" : "le patron est prévenu, conformément à la circulaire du 7 juin 1884, que s'il ne navigue pas activement et professionnellement ainsi que son équipage, la navigation dudit bateau sera annulée." Ces embarquements fictifs, destinés à toucher une retraite de la Marine, sont très surveillés par les autorités ! Par dépêche ministérielle du 20 avril 1891, tout l'équipage de la "Marie", un petit sloop de Trézien, voit son temps d'embarquement réduit de un an à trois mois et dix jours !

 Thomassin notait en 1870, en parlant des pêcheurs lampaulais, que "leur principal revenu, en dehors de la pêche au poisson frais, est la pêche du goëmon d'épave qui leur rapporte beaucoup et ils abandonnent souvent la récolte de la terre pour celle du goëmon." Paysan ou marin, marin ou paysan, le secrétaire de mairie chargé d'identifier la profession de ses administrés lors des recensements ne devait pas savoir vraiment laquelle choisir. En 1886 et 1891, il qualifiait François-Marie Toquin 17  de cultivateur, alors que celui-ci est inscrit maritime et probablement même chef d'escouade ! (cf. rôle d'équipage du "Z", page ?). Cette remarque amène à penser que les recensements utilisés comme seule source de renseignements font sous-estimer l'importance réelle de la population maritime. Il n'en reste pas moins vrai que, même sous-estimé, le nombre de marins reste conséquent par rapport à celui des cultivateurs. En 1886, il y a 100 marins pour 79 cultivateurs. N'ont été ici comptés que les hommes cultivateurs. Les femmes de marins, qui sont toutes recensées comme cultivatrices, seraient en effet venues fausser les statistiques. La femme de marin qui aide à ramener la seine à terre, qui convoie ensuite le poisson jusqu'à Brest et qui participe au chargement en sable des gabares, et à la pelle ! n'est pas, à mes yeux, une cultivatrice ordinaire.
 
 

Des marins au commerce

 En 1891, quelques marins lampaulais échappent à l'alternative : pêcheur ou gabarier. Certains embarquent au long cours et ne sont probablement pas recensés à Lampaul. D'autres s'engagent comme matelot dans la Marine de Commerce. C'est le cas de Julien Férelloc (1874) et de Jean-René Colleau (1850) qui embarquent au cabotage sur des vapeurs des frères Chevillote. Avec une quinzaine d'hommes à bord, ils desservent les ports de Dunkerque, Boulogne, Le Havre, Brest ou Nantes en diverses marchandises. Emile Lamour (1841) a signé comme matelot sur la goélette "Deux Frédéric" de l'île de Ré. Brest - Calais, chargée de poteaux de mines, retour par Boulogne pour embarquer du ciment. Brest - Bordeaux chargée d'avoine, retour avec 130 tonneaux de pommes de terre : les destinations et les frets sont classiques.

 Pierre Le Berre (1861) et Stanislas Salaün (1864) embarquent ensemble sur "le Lutteur", un lougre jaugeant 44,23 tonneaux. Ils ne chômeront pas à bord de ce bateau transformé en vivier qui multiplie les allers-retours avec le nord-ouest de la péninsule ibérique : en un an, 18 voyages de langoustes seront effectués 18 .

 Hervé Bescond (1832) passe inaperçu pour qui parcourt le recensement de population de 1886 ou 1891. Il est juste mentionné qu'il est retraité. Ce jeune retraité, domicilié chez son frère Euphrase Bescond à Créac'h-gad, n'est pourtant pas n'importe qui : c'est LE maître au cabotage de Lampaul 19 , titre tout particulièrement respecté sur le littoral. D'autres maîtres au cabotage lampaulais de sa génération n'ont pas eu la chance de voir leur retraite : Vincent Milliard (1831), Pierre-Gabriel Le Guichoux (1836) et Yves-Marie Raguénès sont tous trois morts noyés. Louis Eliès (1879) et Etienne Kerros (1874) 20  qui sont inscrits-maritimes en 1891, seront maîtres au cabotage avant le début du XXème siècle.
 

 A la fin du XIXème siècle, les marins lampaulais sont donc massivement répartis entre le bornage-cabotage et la pêche-récolte du goémon. Un important boom démographique amène un nombre croissant d'inscrits-maritimes. Des conditions économiques favorables (construction du port de commerce de Brest, développement de l'industrie de l'iode...) incitent de nombreux hommes à quitter la terre pour la mer. C'est le cas des familles Allançon, Coatanéa, Jézéquel, Kérébel et Lannuzel, en particulier 21 . Cette évolution se poursuivra jusqu'à la Première Guerre Mondiale qui, à plus d'un titre, marquera une rupture.
 

      YRK
      février 1997



Sources :

* Les goémoniers - Pierre Arzel
 Le Chasse Marée - Editions de l'Estran - 1987

* Ar Vag - tome III - Voiles au travail en Bretagne-Atlantique
 Bernard Cadoret - Dominique Duviard - Jacques Guillet - Henry Kérisit
 Editions de l'Estran - 1984

* Mélanges offerts à Jean Tanguy - 1996
 Article de J.F. Simon "Les "maisons anglaises" du littoral léonard" - pages 107 à 122

* Pilote des Côtes de la Manche - tome I
 de Penmarc'h à l'île de Batz - M. Thomassin
 Editions Le Chasse Marée - 1989   -  Réédition de 1871

* Archives de la Marine de Brest
 o Rôle d'équipage (2p7)
 o Matricule des gens de mer (2p3)

* Archives de la Mairie de Lampaul-Plouarzel
 o Registre d'Etat-Civil (1833 - 1892)
 o Recensements de population 1886 et 1891

* Bulletins de liaison de l'association Lambaol
 Peseurt ' zo a nevez e Lambaol

* Témoignages oraux - enquêtes personnelles non publiées
 
 
 
 

Pierre Guéna (1870 - ? ) et Jeanne Russaouen, son épouse.
Per Gwenañ ha jan Gerlifrin

Pierre Guéna naît dans une famille de pêcheurs. En 1891, il est embarqué sur le sloop "Trois Tanguy" sous les ordres de son père Tanguy. Son frère Yves, qui sera plus tard gabarier, et son beau-frère Biel Lagadec, sont embarqués avec lui.En 1899, il fait construire à Morgat, un solide sloop de 11,73 tx pour faire la pêche : la "Jeanne d'Arc". Ce tonnage important, qui représente quatre fois celui d'un bateau de pêche de l'époque, marque un tournant dans la carrière de Pierre Guéna. Il ne fera plus désormais que la pêche, et donc le goémon.Ses fils Charles ("Notre-Dame des Flots") et Tanguy ("Clarté") poursuivront dans cette voie. Ce seront les seuls de Lampaul à opter pour le "tout-pêche".



 1 -  Yves Lulzac. Chroniques oubliées des manoirs bretons - tome II - Editions Yves Lulzac - Nantes 1996.
 

2 -   Jean-Luc Kérébel et Nathalie Thomas ont en particulier étudié les rôles d'armement des bâtiments désarmés au Conquet en 1724.  2p7/1 archives de la Marine - Brest. (Etude non publiée.)
 

3 -   Bornage : transport maritime dans des limites imposées par l'administration maritime. Pour les bateaux immatriculés au Conquet (LC), les limites extrêmes sont : l'Aber-Wrach, Brest et Audierne.
 

4 -  cf Sources.
 

5  -  Arvoriz = habitant de l'arvor. L'arvor désigne les terres habitées par des gens vivant de la mer, par opposition au menez, qui abrite les "vraies" fermes.
 

6 -   Un gabarier est un marin qui s'adonne au bornage sur une gabare, bateau de charge d'environ 25 tonneaux. Son activité principale, à l'époque, consiste à transporter du sable et de la pierre, de Lampaul jusqu'à Brest. Pour en savoir plus sur ses activités, on se reportera à l'important travail de l'équipe de Bernard Cadoret, dans Ar Vag, tome III.
 

7 - cf. liste des marins lampaulais en 1886. p
 

8 -  Barques = bateaux se livrant au cabotage. Le titre de maître de barque équivaut à celui de capitaine de marine marchande.
 

9  -  cf. travaux de Jean-Luc Kérébel et Nathalie Thomas.
 

10 -   Tanguy Podeur fait exception à la règle. Il épouse une jeune voisine d'à peine 17 ans, Marie-Yvonne Guéna, fille de pêcheur.
 

11 - On pourra lire ou relire des pages savoureuses concernant ce marin hors du commun, dans les mémoires d'Etienne Kérébel, Peseurt ' Nevez n° 9, page 26.
 

12 -  C'est bien ce fort sentiment "d'être Lampaulais" qui fait que notre association connaît des effectifs croissants, avec plus de 100 membres aujourd'hui.
 Les habitants du Rumeur ont-ils le sentiment "d'être de Plouarzel " ?
 

13 - Jean-Luc Kérébel et moi-même avons recueilli plusieurs témoignages -malheureusement indirects- sur cette activité à Lampaul. Un dossier a été ouvert ; il sera présenté ultérieurement.
 

14 - En fait, Etienne-Marie Kerros. Stevan est la forme bretonne usuelle d'Etienne. L'inscription maritime a fait la confusion...  
 

15 - cf. Peseurt ' Nevez n° 17.
 

16 -  Je ne détaillerai ici ni la vie, ni les activités des goémoniers de l'époque. Le lecteur intéressé se rapportera à l'ouvrage "les goémoniers" de Pierre Arzel, qui fait autorité en la matière.
 

17 - Connu sous le nom de Saig an Tokin, ou sous le surnom de Saig ar Helenn.
 

18 - cf. Ar Vag, tome II, pages 21-22 pour connaître l'origine de ce fret.
 

19 - Les matricules des maîtres au cabotage ont été étudiées aux archives de la Marine pour le XIXème siècle. Un prochain article présentera ces Lampaulais au titre tant convoité.
 

20 -  Des rapports de mer, signés de sa main, ont été présentés par Jean-Luc Kérébel dans le dernier bulletin de liaison.
 

21-  Les familles résidant à Plouarzel échappent au cadre de cette étude. Des évolutions rapides se dessinent chez certaines d'entre elles. Les Vourch mériteraient à eux seuls une étude complète.


Dernière modification effectuée le 2/1/1999